L'année du Rat: l'avènement est proche

PUNITION

La corde mordait loin dans sa chair… Kaloes serrait les dents. Il avait décidé que personne de l’assistance n’aurait la satisfaction de l’entendre crier ou gémir…Il tiendrait… s’évanouirait bientôt ou mourrait…
Le bourreau détendait à nouveau le bras…un nouveau claquement et une nouvelle douleur fulgurante dans son dos. La foule retenait son souffle. A combien en était-on ? Il avait arrêté de compter à 12…De toute façon, les coups de fouets le tueraient. Si ce n’était pas lors de leur exécution, ce serait d’une hémorragie ou d’infection dans quelques jours.

Clac. Encore un coup… la large corde mouillée lui arrachait les muscles et mettait à nu ses os. Il pouvait parfaitement se l’imaginer et ce pour avoir déjà assisté à ce genre de spectacle…Une goutte perlait au bout de son nez, alla s’écraser au sol de l’estrade où il était donné à la vue de tous…la tête et les poignets maintenus dans un gibet…

La douleur se transformait en autre chose, des scènes irréelles se jouaient devant ses yeux troublés par la souffrance. Il revoyait les derniers jours…
Une bulle de souvenir éclatait à la surface de sa conscience : […il était assis à la table de la taverne. Il manipulait des cartes de divination…Les badauds se pressaient autour de lui, désireux de connaître leur bonne fortune ou les histoires glauques d’adultères que les arcanes révèleraient. La boisson coulait à flot pour le motiver à prédire toujours plus… La bière lui brouillait l’esprit, déformait ses sens, le mettait dans un état second, un état de transe…
Il avait déjà retrouvé la bourse perdue du barbier de Labo, avait prédit un 11ème enfant au maire de la ville, avait prédit à la maquerelle de l’auberge une rentrée soudaine d’or et un « reclassement professionnel inattendu »…
Ses prédictions commençaient à devenir fumeuses, hermétique à ceux qui ne pouvaient apercevoir les scènes se jouant dans les tarots…

-Lorsque Selène la belle vous offrira son plus beau visage, votre royaume sera dévoré par les pouvoirs du saint âtre de la purification…

Le commerçant nommé Granouille à qui il venait de parler l’observait d’un drôle d’œil en se frottant le menton. Il n’avait plus le contrôle de ses mots…les prophéties semblaient le traverser pour se déverser pour le meilleur et pour le pire vers leurs oreilles innocentes… Etait-il en train de celer le destin de tous ces pauvres gens ou leur proposait-il une voie pour changer leur vie ?
Le monde tanguait autour de lui, il observait le ruban de carte étalées devant lui et soudain se sentit aspiré dans une autre réalité…

Il faisait nuit. La ville s’était attroupée dehors et gardait le nez pointé vers le ciel. Il était avec eux. Une énorme boule de lumière rouge déchirait le ciel, elle tombait lentement, aveuglante…les gens la montraient du doigt, parlait de malédiction…quand soudain, comme pris d’une vie propre, le phénomène rougeoyant accéléra sa descente et tomba sur l’horizon dans un vacarme assourdissant…le sol trembla, la foule hurla et les cris éjectèrent Kaelos de sa vision, le ramenant dans sa réalité, sur le sol de la taverne à côté de sa chaise renversée, les cartes de prédiction éparpillées près de lui, hébété, entouré des clients du bar l’observant avec des yeux ronds, apeurés pour certains…
Qu’avait-il dit ou fait ? Les gens chuchotaient …A priori son comportement avait choqué…]

Le monde des souvenirs disparaissait pour le ramener dans la terrible réalité de sa punition…encore un coup de fouet…celui-ci avait été si douloureux…il s’était cassé une dent en serrant les mâchoires, elle avait littéralement éclatée dans sa bouche au moment du coup…
Vite se replonger dans ses souvenirs…

[…Les jours suivants avaient été confus dans son esprit…une succession de rêves et de cauchemars. Toujours ce météore étrange dans le ciel… et des rêves enfiévrés où un homme cornu lui demandait d’annoncer son avènement…
Des vers tournaient dans son crâne, tornade de pensées désordonnées, enfer de prédiction obscure…

Quand le soleil de l’enfer brillera au firmament
Le fléau des univers s’abattra sur le monde existant
Le sang, la peste, les morts reviendront
Priez pour lui, pour son avènement
De Labo à Brennes, il détruira tous les vivants
La pureté et l’ordre grâce au démon Rat s’éteindront.

Il avait du répéter ces mêmes phrases lors de sa transe dans la taverne, c’est cela qui avait interloqué la population du bar…]

Clac, une nouvelle déchirure dans son dos…il s’était déboité une épaule, trop de tensions, la violence du coup avec la corde avait déplacé son omoplate déjà à vif…il ouvrit la bouche dans un cri muet…releva la tête une seconde avant de la laisser retomber…pour se consacrer au monde de ses souvenirs encore une fois…

[…Après quelques jours de folie et d’hallucinations auditives et après avoir été convaincu par l’étrange Seigneur noir qui hantait ses pensées de se rallier à sa cause, des hommes étaient venus le chercher…il le savait déjà, son nouveau Maître le lui avait annoncé…il lui avait soufflé aussi qu’il lui faudrait passer par une épreuve pour réellement rejoindre ses rangs…que les hommes qui frapperaient à sa porte sauraient lui faire subir le rituel de passage et que grâce à cela son Maître pourrait venir le chercher, lui et les plus méritants…lui et les morts…

Sieur Granouille qui l’avait consulté quelques soirs plus tôt avait vu sa maison brûler une nuit de pleine lune et la prédiction des tarots avait alors pris tout son sens …Les prophéties suivantes et surtout la dernière avaient alors commencé à affoler les familles et les autorités n’avaient eu d’autre choix que de faire arrêter le cartomancien de café pour calmer la rumeur publique…
Hué, insulté, traité de démon, jeté dans un puit en attente d’une sanction, il avait eu droit à un procès d’opérette : condamné à 50 coup de corde de chanvre, mouillée dans de l’eau salée (à quoi bon je vous le demande)…tout cela pour exorciser la malédiction qu’il avait lancé sur la paisible ville de Labo…
Il avait ensuite été jeté dans le même puit en attendant la sanction, où les plus téméraires de ses détracteurs étaient venus lui jeter au visage des aliments avariés ou lui pisser dessus pour les plus en colère…]

Clac. Du sang coulait de ses lèvres et se mêlait à la bave, aux larmes et à la morve qui s’écoulaient de lui…Avaient-ils creusés assez profondément dans son dos pour lui faire éclater un organe ? Ses idées se brouillaient. Sa respiration s’accélérait…Une voix dans sa tête disait qu’il avait bien œuvré pour son Dieu et que la récompense était proche…Un murmure s’éleva de la foule, quelqu’un montrait quelque chose dans le ciel…un éclat lointain de lumière rouge…D’autres hurlèrent car des choses bougeaient entre les pieds des spectateurs et se baladaient au milieu de la foule…une femme se mit à devenir hystérique en voyant émerger des chairs sanguinolentes du supplicié un rat faisant un trou à quelques centimètres de la colonne vertébrale du mort en sursis et regardant la foule. Le bourreau voulut s’en débarrasser en applaiquant le coup suivant avec encore plus de violence.
Ce suivant eut raison de la conscience de Kaleos…NOIR…

Quand il revint à lui…si l’on pouvait vraiment parler de reprise de conscience…, le paysage avait changé…il était allongé su le ventre à terrel…autour de lui, le monde bougeait, le sol se frôlait à lui…chaud, grouillant, sale, coupant…plus aucune douleur…un poids sur son dos…

Il se releva, faisant tomber des centaines de rongeurs de son dos, regarda autour de lui…des cadavres…la mort avait frappé la ville, des corps à profusion dans une mare de sang et les rats qui se délectaient de ce festin…

Une voix dans sa tête :

-Tu me serviras. La prophétie est en route, désormais tu te nommes LEGION…donne le baiser de la vie, oh mon Devin de la mort…

Sans une hésitation, Kaléos…Légion maintenant, se dirigea vers les cadavres, il se pencha sur le premier…le bourreau qui lui avait asséner tous les coups de fouet…il embrassa la masse de muscles sanguinolente et s’éloigna vers le suivant, descendant l’estrade pour faire son tâche de nécromancier…le bourreau se mit à bouger et dans un cri abominable et cruellement vivant tenta de se relever…
La boule lumineuse et sanguinolente dans le ciel était maintenant parfaitement visible bien qu’encore très lointaine…

APPEL

Le démon homme apparaîtra dans une grande lueur de feu divin
Il apprendra à se connaître et à connaître le pouvoir malin
Quand il aura réuni en son antre lointain
Par la pensée et la magie des liens
Le prophète, le chasseur, le charognard et le guerrier
La torture, la folie, la solitude et la culpabilité
Les fléaux s’abattront et l’armée des morts se lèvera
Ce sera l’année du rat.


Ploc, Ploc…
Elle arrachait la viande à grosses bouchées…la faim était dévorante. Cela faisait déjà plus de 20 lunes qu’elle errait. Réveillée un matin dans une tombe anonyme, elle s’était extirpée de la terre humide comme une nouvelle naissance, appelée par une aura, une présence loin vers l’ouest…

Ploc, ploc…
Elle déchiquetait le premier corps avec hâte, sans méthode. Fouillant les entrailles ouvertes, elle plongeait ses mains griffues au plus profond du cadavre. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait pas eu de viande aussi fraîche pour repas. Mais la satiété n’arrivait pas. Elle passa au deuxième corps, celui de l’homme, en rongeant l’os du bras…elle avait vu celui qui avait tué le couple. (Ploc, ploc…) Elle avait préféré rester cachée. IL lui faisait peur. Grand, blond, sombre…mais surtout un avertissement qui suintait de lui…danger. Alors, elle avait attendue son heure, observant… IL s’était acharné, IL avait pris son temps. A un moment, elle avait même eu peur d’avoir été découverte…IL s’était tourné vers elle et avait très fixement regardé dans sa direction, souriant d’un rictus mauvais…aimait-IL l’idée d’avoir un spectateur ? Puis sa besogne achevée, IL s’était léché les doigts, poisseux de sang et s’en était allé en riant d’un cri de fou…(Ploc, ploc…)

Alors, elle avait attendu, et attendu, et encore attendu…Les rats avaient fait leur apparition autour des victimes. Elle avait pris cela comme un signal, s’était joint à eux pour le festin…

Ploc, ploc…Des bruits, partout, l’obligeaient sans cesse à se retourner, à fouiller du regard l’environnement, comme une proie traquée… Pourtant la présence en elle lui soufflait qu’elle ne risquait rien tant qu’elle se dirigeait vers l’ouest, tant qu’elle rejoignait (quoi ?…)…tant qu’elle allait vers le but qu’on lui avait fixé…Ploc, ploc…
Vite…quelque chose la pressait…mais elle avait décidé de manger d’abord…elle ne savait pas, ne comprenait pas…alors les besoins vitaux d’abord ! Ploc, ploc…

Un son dans sa tête…une modulation de bruits qui, à une époque pas si lointaine, auraient été reconnus comme des mots…des paroles…des ordres…mais elle n’était plus qu’une goule…un cadavre sans grand but si ce n’est se nourrir des vivants…

-VIENS A MOI !!! VIENS !!! AVANCE !!! Rha, il va me falloir lui redonner un peu de conscience !!! Elle ne finira jamais … elle est trop stupide…
…
…

-Goule !!! Viens, et souviens toi !!! souviens toi pour me rejoindre et faire taire la douleur !!!! …

Une douleur lui vrilla le crâne…un mal qui semblait enserrer le peu de neurones qui subsistaient…il se répandait comme un fil barbelé en elle pour relier des traces d’existence. Ploc, ploc…des bribes de vie passée refaisaient surface. Elle s’était appelée Liliane avant…La souffrance s’accentua…Une petite vingtaine d’années, une vie austère…des parents qui ne l’aimaient pas…Ploc, ploc…alors elle vivait une vie irréelle, virtuelle. Elle restait dans sa chambre et regardait le déroulement du monde autour d’elle, par la fenêtre, telles les femmes de mauvaise vie qui attendaient leurs clients au balcon…elle faisait fonctionner son imagination et se voyait avec eux, tous ces passants, ces inconnus qui ne l’étaient plus l’espace d’un instant…Ploc, ploc…la voici avec ce groupe de femmes à cancaner sur le dernier amant de la boulangère, la voilà au bras de ce beau jeune homme si distingué qui allait probablement bientôt lui demander sa main…Ploc, ploc…
…elle rêvait…elle songeait à des moments plus torrides avec ce voisin au charme si particulier, grand, blond, ténébreux…qui chaque jour quittait son appartement pour partir arpenter les pavés des ruelles et rentrait si tard le soir…sa chair lui faisait mal du désir qu’elle ressentait en songeant à lui, à ses mains sur son corps…Ploc, ploc…

Nouvel éclat de douleur en elle, la main qui triturait son cerveau accentuait la pression… Ploc, ploc…

-REJOINS MOI MAINTENANT !!!

Non, il était trop tôt…comme dans sa vraie vie, elle préférait là aussi s’échapper…s’échapper dans cette faim qui tiraillait ses tripes, son ventre… Elle mordit dans la jambe du corps féminin et apprécia sur sa langue la tendresse des muscles et du sang déjà figé …Peu lui importaient ces réminiscences de passé. Ploc, ploc…

L’explosion de douleurs qui suivit la fit s’écrouler au sol et se tordre au sol. On jouait avec son esprit, la forçant à retrouver conscience et sentiments…

-SOUVIENS-TOI !!! Souffre de ta pauvre vie et viens faire taire cette réalité que je t’insuffle !!! Deviens ce que tu détestais…

Nouveaux flots d’une mémoire pas si lointaine…Ploc, ploc…
Ses désirs l’emmenaient si loin. A chaque fois qu’elle croisait le regard de son voisin, tout son corps hurlait d’envie. Les yeux de cet homme lui promettaient tant. Ils la pénétraient, lui disaient tout ce qui arriverait. Alors Liliane s’imaginait dans un monde où elle était une fée envoûtant son amant, où elle était une guerrière au grand destin, où elle était une maîtresse femme…un monde où elle réalisait tous ses fantasmes…Ploc, ploc…
Mais le temps passait, la passion brûlait et son moral s’effondrait. Elle ne vivait plus, elle se traînait jusqu’à la fenêtre pour observer les va-et-vient et à chaque nouvelle sortie de l’inconnu blond, quelque chose en elle mourait. Telle une drogue, elle en avait besoin et savait que cela allait la mener à sa perte…Ploc, ploc…

La goule se remit à déchiqueter les chairs. Les rats autour d’elle étaient plus nombreux. Ils dévoraient le peu de visage que le tueur avait laissé à ses victimes. Ploc, ploc…

-VIENS !!! … MAINTENANT !!! …

Sa tête allait éclater pour de bon. Du sang coulait de ses yeux. Une nouvelle lueur s’alluma dans son regard. Le bruit…Ploc, ploc… le bruit était là…permanent… Ploc, ploc…elle l’entendait. Ploc, ploc… ce goutte à goutte continu qui l’avait accompagné dans la mort. Ploc, ploc…Bruit du robinet d’eau qui fuyait, remplissant sa baignoire déjà pleine en même temps que le sang de ses poignets lacérés. Epuisée…Ploc, ploc…elle avait mis fin à tout cela et s’en était allée…calmement, simplement…elle savait maintenant. Plus rien n'avait plus compté, plus rien ne compterait plus jamais...

La goule se releva. Elle allait se rendre à l’ouest, là où son maître l’attendait. Peu importe la faim désormais. Elle allait suivre le chasseur. Ce tueur qui la nourrirait de ses proies de passage. Cet homme blond, ce voisin tant convoité jusque dans la mort…

-OUI ! SUIS-LE ! VIENS ! TOUS 2 VOUS REMPLIREZ LA PROPHETIE…Désormais, tu te nommeras PESTE…et ta cruauté sera sans borne…

VIE DE BOHEME

Ephanaël avait tout pour être heureux. A en juger par le regard des femmes qu’il croisait, il était plutôt bel homme. Il était intelligent, ayant mené à terme ses études d’architecte sans avoir pour autant besoin de pratiquer, car il était surtout membre d’une famille aisée qui ne se souciait guère de lui et de ses frasques…Rentier, vivant dans les quartiers secondaires de la ville, il avait tout son temps…Et le temps, il savait quoi en faire…
Car ce qu’Ephanaël préférait par dessus tout, c’était tuer ses semblables.

Oui, il avait tout pour être heureux. Il considérait que la nature lui avait offert la patience et la ruse nécessaire à la survie en société. Et, ce qui ne gâchait rien, elle l’avait doté d’une pointe de psychopathie et de cruauté afin de faire plus que survivre…réguler la bonne marche d’une société en tuant la lie de sa cité. Evidemment, sa passion débordait parfois et Ephanaël ne se contentait alors plus des clochards et des filles de joie, il lui arrivait de s’en prendre à d’honnêtes citoyens ou de tendres ingénues égarées. Peu importait, tout pouvait se justifier avec un brin de mauvaise foi et de folie.

Ephanaël avait des journées et des semaines parfaitement ordonnées. Le lundi, il errait avec une certaine nonchalance dans les rues de sa ville et observait. Il fallait faire un choix. Le mardi, il suivait sa proie jusque chez elle et profitait des 3 jours suivants pour en étudier les habitudes. Le samedi, il traquait et mettait à mort. Le dimanche était jour saint et notre ami se devait de manger en famille et de passer une partie de l’après-midi à quelques mondanités qu’il accomplissait sans réfléchir. Oui, surtout préserver son statut et y mettre toute la forme que sa famille souhaitait dans ce contexte là…Mais la semaine !!! C’était essentiel, cette longue traque du plus faible…car il était primordial pour lui de réaliser son œuvre morbide une fois par semaine. Tuer lui permettait de rester sain d’esprit pensait-il. Une auto médication en quelque sorte…

Mais depuis 1 mois, Ephanaël se sentait perturbé. Il ne pouvait plus justifier cet emballement. Il avait déjà tué 4 personnes cette semaine. Aucune méthode, une opportunité, un moment de flottement pour ceux qu’il croisait et sa vue se brouillait de sang. Il ne se souvenait plus s’être autant acharné sur ses proies. C’était certes une évolution de son style. Comme les grands peintres, il devait passer par une période toute personnelle de création et explorer les travers de ses œuvres. Mais rien n’était pensé, rien n’était étudié.
Dans ces moments de carnages, si on l’avait interrogé, Ephanaël aurait jurer qu’il n’était même pas sur les lieux des crimes. Il se souvenait d’une terrasse de café, d’un homme lui proposant une autre destinée…un homme tout en noir, avec un rat sur l’épaule…un homme aux yeux noirs profonds, avec quelquefois quelque chose qui semblait dépasser de sa frange (des cornes ? non, le délire mystique, pas pour lui…). Et à chaque fois, comme un rendez-vous d’amoureux, ils se retrouvaient à la même table, le même café…comment y était-il arrivé ? De quoi lui parlait cet homme ? Un nouveau monde, un autre but, suivre l’ouest ? Une compagne de route ?
[…]

Ephanaël était décidé…il allait consulter. On lui avait parlé d’un très bon médecin qui pouvait soigner aussi bien la colique la plus récalcitrante que les peines de cœur épuisant la plus profonde hystérique. Il s‘inquiétait. Hier, il était rentré chez lui les habits tâchés de sang. Erreur de débutant ! Heureusement que la voisine qui l’espionnait toujours était morte suicidée il y a 3 semaines sinon elle aurait bien pu appeler la police…quoique elle semblait amoureuse…Quel gâchis, il aurait adoré la tuer lui-même…
Une voix lui parlait sans cesse, penchée au dessus de lui…Les hallucinations , pas pour lui…Il fallait CON-SUL-TER ! L’entretien était prévu cet après-midi…
[…]

Ephanaël était désappointé…rien ne s’était passé comme prévu…certes il comptait bien tuer le médecin mais APRES l’avoir consulté…Au lieu de cela, tout avait tourné au pugilat bien mal improvisé…le charlatan s’était défendu. Et là, alors là !Le toubib avait réussi à planter un scalpel en plein cœur de son agresseur…
Mais Ephanaël était bien vivant…ça c’était fou et aucun médecin ne pourrait jamais l’expliquer…d’ailleurs le guérisseur ne s’y était pas trompé, il s’était évanoui de peur…quelle déception pour notre prédateur…il préférait voir briller la souffrance dans les yeux des condamnés quand il commençait à lacérer leur peau…

Alors, quoi que dépité, Ephanaël acceptait cette nouvelle condition. Certes, cela sonnait comme quelque chose de bien moins distingué mais il savait tirer parti du moindre détail de sa vie. Il était heureux de cette évolution. Ephanaël restait un homme heureux. La folie suintait en lui je vous l’accorde mais au milieu de toute cette décadence il s’était découvert invulnérable (ou simplement mort ?). Il se devait de voyager désormais vers l’ouest et au revoir la vie de bohème du petit bourgeois mais le démon lui promettait une telle destinée… »Heureux celui qui a fait un beau voyage » se dit-il…

Dans sa tête, l’homme aux rats l’invitait à sa table :

-Au fait, t’avais-je dis que, pour ce voyage, tu te nommerais ALIENATION ?

SUR LA ROUTE


Foliane appelait son fils. Elle s’inquiétait. Déjà 2 longues heures qu’il était parti jouer dans les bois derrière leur chaumière.
« Tout le fils de son père » pensa-t-elle…« Des aventuriers, je vis au milieu d’aventuriers… »

Le garçonnet émergea de la lisière, en sueurs, les joues roses, un sourire jusqu’aux oreilles…Elle souffla de soulagement.

-Maman, Maman, y a un gentil écureuil dans les bois qui a joué avec moi ! Il était trop mignon !

-C’est bien Nathanaël ! Mais je veux que tu restes à l’arrière de la maison la prochaine fois. Tu ne dois pas t’éloigner, il y a des bêtes et des monstres dans la forêt. Il y a de méchants elfes noirs qui enlèvent les petits garçons…

Le garçon frissonna…Il imaginait des êtres dégoulinants de bave tapis dans l’ombre se tortillants sur de longs membres osseux et poilus…Il les voyait déjà écarter des bouches sans lèvres pour dévoiler des crocs surdimensionnés et brillants…

-C’est pas grave, le gentil écureuil, il me protégera tu sais ! Il est fort !

Déjà, elle ne l’écoutait plus…Absorbée par la liste de tâches à effectuer avant que son mari de bûcheron ne rentre…

-Va te laver les mains et la figure, dès que ton père est rentré on passe à table…

Elle rentra dans la maisonnette surveiller le ragoût qui frémissait au dessus du feu.
Elle coupa 2 épaisses tranches de pain, les posa sur la table, s’affairait aux derniers préparatifs…
Au loin, elle entendait son fils qui semblait rigoler et parler tout seul. L’eau faisait des clapotis dans le tonneau, au moins il faisait ce qu’elle lui avait dit, même s’il discutait avec ses amis imaginaires…
Déjà, dans son dos , son fils accourrait et reprenait :

-Maman, maman, l’écureuil, il m’a suivi…il est là dehors ! Et en plus, il a ramené tous ses copains écureuils ! Il est gentil !…

Sans se retourner, elle reprit excédée :

-C’est bien Nathanaël mais maintenant, il n’est plus l’heure de jouer…On ne va pas tarder à manger. Ton père sera là dans 5 minutes maintenant…Il a déjà une demie heure de retard et va être affamé alors pas question de traîner !

-Mais maman, il va avoir faim aussi ! Et ses copains aussi ! On peut les inviter tous à manger ?

-Si tu veux, mais par pitié, ne raconte pas tout ça devant ton père. Tu sais qu’il n’aime pas quand tu lui parles de tes amis invisibles…
Foliane se disait que son mari allait vraiment être de sale humeur ce soir. Quand il rentrait aussi tard, c’était toujours que quelque chose s’était compliqué en forêt…et cela le rendait impatient et agressif…Au lieu de s’acharner sur les arbres, il s’en prenait à sa petite famille le soir. Vive la douceur du foyer !

-Maman, maman ! L’écureuil, il a dit que j’étais un gentil copain et qu’il allait me faire un cadeau ! Il a dit que après avoir mangé, il demanderait à son papa pour pas que je sois triste qu’il me rende mon papa !

Elle ne l’écoutait plus, s’inquiétait de savoir comment apaiser son mari harassé et grognon qui n’allait pas tarder. Peut-être en le laissant la chevaucher ce soir ?…Si au moins tout pouvait bien se passer pendant le repas…Fasse le ciel que Nath ne soit pas trop enthousiaste à table, son père avait besoin de calme à son retour…du calme d’abord et d’un peu de tendresse ensuite…enfin tendresse n’était peut-être pas le mot…tout était si brut, si violent…

-Maman, maman, j’ai donné le bout de pain à l’écureuil…Il était content ! Il m’a donné déjà ça. T’as vu ? C’est la même casquette que papa mais plus sale !

Il avait donné le pain à… ? Folle de colère à l’idée que son fils avait gâché de la nourriture, elle n’avait pas écouté la suite. Elle s’était retournée brusquement vers la voix de son fils pour le sermonner, le punir…
Mais elle stoppa net ses projets devant l’objet qu’il lui tendait…
C’était le couvre-chef de son mari…et les taches brunes qui la couvraient…son estomac se noua…Son mari…où était-il ? Pourquoi n’était-il pas encore rentré ? Une voix s’affolait en elle…Non, pas possible, ce n’était pas sa casquette…une autre…pleine de terre…pas du sang séché non…

-Où… ?
Les mots ne sortaient plus de sa bouche…Une étrange sensation s’insinuait en elle. Envie de vomir…de fermer les yeux et de chasser les dernières minutes…Non ! Ce ne pouvait appartenir à son mari…

Le petit garçon était devenu tout pâle.

-Maman, qu’est-ce qu’il y a ? J’ai fait quelque chose de mal ?

-je…qui…l’écureuil, où est-il mon chéri ?

Ne pas lui montrer son angoisse, la boule de peur qui déchirait son ventre…

Le petit garçon pointa son doigt vers l’extérieur sans plus dire un mot.
Elle s’avança péniblement jusqu’à la porte. Ses pieds pesaient, n’avançaient que de quelques centimètres à chaque pas. Le ciel s’était subitement assombri…il faisait si sombre. Une lumière fantomatique entrait par la fenêtre…les nuages qu’elle entrapercevait au loin filaient à une allure folle alors qu’il ne semblait pas y avoir de vent…

Arrivée sur le seuil, il y eut comme un déclic, un saut, une impression que le temps reprenait son cours…Comme l’éveil brutal après un mauvais rêve…le ciel était dégagé. Le soleil brillait de ses derniers rayons rougeâtres sur l’horizon une dernière fois avant de se coucher…le jardin et la cour étaient déserts…Elle se retourna pour regarder son fils encore une fois….

Elle était seule.
Elle fouilla la pièce du regard. Rien.

-Nathanaël ? Nathy !!! Où es-tu ?

Le silence.

Elle sortit, s’avança plus loin dans le jardin. Voir la forêt. La scruter de loin.
Elle appela encore…et encore…

La boule d’angoisse grossissait encore en elle.

Soudain, une silhouette qui émergeait de l’ombre des sapins. Son fils. Il souriait, courrait pour la rejoindre, une boîte entre les mains…

-Maman, maman, j’ai trouvé un gentil copain ! Regarde, je lui ai fait une jolie maison !

Il la rattrapait, lui tendit sa boîte de fortune.

- C’est un gentil écureuil et il parle !

S’était-elle assoupie ? Avait-elle imaginé les dernières minutes ? Son cœur reprenait un rythme normal, elle pouvait à nouveau respirer.

Elle sourit à son fils sans le regarder, les yeux fixés sur la boîte et ce qu’elle pouvait contenir…En temps normal, elle aurait pris la boîte vide, fait semblant de voir l’ami imaginaire de son fils (à moins que la boîte ne contienne un quelconque insecte…) et l’aurait félicité. Là , à cause de son cauchemar éveillé, elle n’osait regarder le contenu. Elle prit l’objet tout en demandant à celui-ci :

-Nathanaël, va te laver les mains et la figure, ton père va arriver, nous allons manger !

Tout en exécutant l’ordre, le gamin envoya à sa mère :

-D’accord, mais tu prends soin de mon écureuil hein ? Il peut manger avec nous dis?

Le garçon s’éloignait déjà, la laissant seule devant ses angoisses. La boîte pesait lourd et quelque chose grattait à l’intérieur. Elle avala sa salive. Lentement, elle souleva le couvercle…De la terre…De la terre et un hanneton qui grattait les bords pour se hisser hors de sa prison.
Tout se relâcha en elle. Elle souffla. Sa gorge se desserra. Un flot d’endorphines envahit son corps la laissant dans un état de béatitude si reposante…Qu'elle avait été bête de s'imaginer tout cela. N'avait-on pas idée de se faire peur ainsi!
Un sourire naquit sur son visage et elle repartit vers la maison. Levant les yeux au cieux une dernière fois, elle vit une étrange boule rouge brillante à l’est…
Puis sa vision fut envahie par des centaines de rats qui s’élancèrent du toit de chaume et se ruèrent sur elle…elle n’eut pas le temps de crier…

De la forêt émergeait une armée de ressuscités avec à leur tête Légion, le nécromancien torturé… Dans les rangs de ces soldats de l’enfer, le bûcheron de mari que Foliane et Nathanaël allaient rejoindre bientôt…Rat avait promis à l’enfant qu’ils resteraient tous ensemble…