[Le cycle du Talion] : et au début naquit la haine !

La haine sans désir de vengeance est un grain tombé du granit
Honoré de Balzac


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Rat n'était plus qu'une larve errante depuis maintenant plusieurs semaines. Sa compagne disparue horriblement sans aucun espoir de retour. Sa fille le haïssait. Il ne savait pourquoi mais il semblait qu'elle ait été programmée pour le détruire. Quand il approchait, elle devenait fléau et catastrophe, colère et hurlements, et ce malgré les sorts et autres artifices visant à la rendre docile. Quand il s'éloignait, elle acceptait conseils et éducation des professeurs auxquels Rat l'avait confiée.

Trop.


Où était sa place dans l'ordre des choses désormais ? Le destin ou plutôt ceux au-dessus lui avaient joué un bien sale tour. Promis à une belle carrière de démon supérieur, semeur de chaos, il n'avait en fait été là que pour préparer le terrain, mettre tout en place pour l'avènement de l'Autre ! (NDLA : se reporter à Naissance mortelle => ici=> [Lien HTTP] ) Il n'avait été qu'un simple ramasseur de Bâal, un valet à la solde d'un très puissant conseil de fourbes et d'hypocrites !


Trop.


Il ne supportait plus l'idée d'avoir accompli sa tâche et d'avoir tout perdu.


Trop.

Le sens à sa non-vie avait été égaré. Les prophéties criaient sa puissance et son omniscience. La réalité ne le reléguait qu'à un ordinaire suppôt de la laideur des êtres. Nausées.

Trop.


Sa fureur se déclencha. Bouillonnante. Etouffante. Ecrasante. Une fureur qui n'a de sens que dans le meurtre, le carnage, l'annihilation. Elle ne pouvait que le consumer. Et puis soudain...


Trop.


Un bord de chemin sombre. Une lune mystérieuse et rougeoyante ; couvant le gout du sang comme Rat couvait sa haine. Une route, droite comme ne peuvent l'être que les routes qui vous emmènent à votre destinée profonde. Une route simple, évidente, prometteuse. Sa route. La voie qu'il avait à parcourir. Celle qui le libérerait de tous ces sentiments qui l'alourdissaient. Il en avait déjà le vertige. Juste faire un pas. Puis un autre.


Trop.


NON !!! D'un effort de la pensée il s'arracha à ce lieu, se retrouva à nouveau dans la cité Clanique si rassurante, si poignante. Il prenait plaisir à en parcourir les impasses et les ruelles se remémorant sa vie passée. La sirotant, comme un chien lèche inlassablement sa plaie douloureuse, l'inflammant, l'entretenant pour mieux y revenir et s'en délecter encore et encore, s'y faire mal, s'y éprouver. Encore...


Trop.


Le revoilà au bord de la route. La lune est derrière lui, plus haute. Rouge. Rouge comme les yeux et les cheveux de sa fille. Rouge sang. Le sang du péché. Son ombre se projette loin devant lui, étirée grossièrement. Elle lui fait face...et elle lui sourit. Il le sait. Il le sent. Elle lui propose de lui ouvrir la voie, de prendre les devants. D'ailleurs, elle s'étire encore plus malicieusement, l'entraine déjà vers...vers quoi ?
Vers ce qu'on lui avait promis. Son destin exceptionnel.


« Balivernes ! »

Le son de sa propre voix l'effraya. Métallique et crayeuse à la fois. La voix d'un étranger. La voix d'un être désespéré qui n'a plus rien à gagner à croire encore.


L'ombre se contracte, se fait plus dense, plus forte. Elle veut lui répondre. Elle lui répond. Moment onirique et confus.


« Balivernes ? Pourquoi ? Viens ! C'est ce que tu as toujours attendu !


-Non. Jamais je n'ai décidé cela. Ce n'est pas MON choix. C'est le leur.


-A qui ? Il n'y a rien. Il y a toi et ton destin. Rien d'autre.

...


Un sourire esquissé. Une lueur folle qui brûle et dévore au fond des yeux. Une lueur qui se réveille. Une lueur qui n'est pas morte. Pas mortelle. Rat retrouve de l'intérêt à cette situation. Rat comprend, croit comprendre.


-Tu mens !


-Bien sûr que non. Et tu le sais. Tu as le choix. C'est là-bas...ou ici. Reste à te morfondre ou suis ta route, ton chemin.

-Tu mens !


-Ah...et bien si tu vois un autre chemin, prends-le ! De toute façon, ça m'est bien égal.

Le démon s'apprête à se téléporter dans la cité pour reprendre sa vie où elle se doit de reprendre...puis se ravise.

Il est là le chemin.

Il s'assied, là, juste tout au bord. Sur ce bord de chemin, près de ce caillou, cette borne, cette limite entre raison et folie. Il s'y installe et ferme les yeux.


Son ombre toujours debout, frêle et longiligne, semble hésiter. Ses limites quoique floues semblent se dissiper en douces volutes et chaotiques tourbillons. Elle se rapproche, le nargue une minute.


-Alors c'est ça ? Tu comptes en rester là ? Si déjà tu choisis ta route alors avance !


Toujours assis, sans ouvrir les yeux, le démon lui répond :

-Tu n'as pas compris. Tu m'as proposé de prendre un autre chemin. C'est ce que je fais. Je vais là où JE veux aller. Prête ?

...

Rat abaisse la tête, se recroquevillant juste un peu sur sa propre peine, sur sa colère, se rappelant juste un peu qui il est.

Un millième de seconde, l'ombre ressent une terreur inégalée. Une peur qu' aucune ombre ne devrait pouvoir approcher. Un millième de seconde et puis...

Trop.


Trop de douleurs. Trop de larmes contenues. Trop d'images qui viennent s'entrechoquer au fond de son crâne. Trop de torture. Trop de doutes. Trop de désespoir. Trop de haine. Trop de bile. Trop d'amer et d'ether. Trop de regrets et trop de contentements. Trop.

...


Trop. Tant de Tant. Tant de temps. Temps de tant.

...


Tant de moments se mettent à défiler en lui. Tant d'instants vécus ou non. Tant de minutes volées et rendues. Tant de mal donné et reçu. Tant de maux. Tant de siècles de rien. Tant de secondes où il a approché le tout. Le TOUT. TOUT.

Et le chemin se désagrège, laissant le Rat assis au milieu de rien. Au milieu de lui-même. Entrainant son ombre là où on ne devrait pas amener les ténèbres, ni même la lumière d'ailleurs. Ecartelant l'espace et le temps, les dimensions, connues et inconnues, déchiquetant la réalité, l'irréel.
Et Rat continue, ne peut plus s'empêcher maintenant que les vannes sont ouvertes. Tant de douceur dans la haine. Tant de cruauté dans l'amour. Tant de libertés abolies au profit de lui ou des autres. Les clichés et les images s'entrechoquent toujours plus vite, toujours plus forts. En lui résonne un infini de sensations toutes plus complexes et ambivalentes, toutes déjà vécues et pourtant si nouvelles.

Trop.


L'instant éternel s'arrête. Arrêt sur image. Plus rien ne peut être ou même y vivre. Et pourtant Rat va bouger. Il va bouger même s'il ne semble pouvoir le faire. Il va bouger CAR IL LE VEUT.

Il essaie. Encore. Encore. Mais il reste figé. Dans cette position d'attente et de désespoir, tel un penseur de bronze sculpté dans l'éternité. Il ne peut plus se mouvoir. Mais IL LE VEUT. C'est SON CHOIX. Alors il faut. IL VEUT. IL VEUT !!!


Si ce n'est pas lui, alors ce sera son essence même.

Il lui faut vaincre les choix des Autres. Rien n'est écrit. Rat tient la plume et le parchemin. Il écrira lui-même la suite.

Bouger. Essayer encore et encore.

Le temps reprend et des images plus violentes encore envahissent et submergent ses pensées, le vident, le dévorent.
Non, il se trompe. Le temps n'a pas repris. Rat a pris le dessus sur l'Eternité. Il se déplace. Il bouge dans sa tête.

Trop.

Et le miracle se produit. Une larme. Une larme unique. Une larme argentée et cristalline. Une larme pure. Une larme comme aucun démon ne peut en avoir. Une larme coule sur sa joue gauche. Elle nait de son être le plus profond et quitte la scène par le coin de son oeil gauche fermé. Elle s'écoule au ralenti. Au ralenti ? Il n'y a plus de Temps ! Elle est la liberté même. Elle existe pour elle-même là où rien ne peut être.
Elle coule et tombe s'écraser entre les 2 pieds de Rat toujours figé, assis au milieu de nulle part, la tête penchée. Elle tombe et s'écrase en produisant un son pur, une note unique et parfaite. Un son qui brise les limites de cette bulle d'éternité où se trouve figés Rat et son ombre.

Trop.


[...]


-Ah ! C'est pas TROP tôt ! J'ai bien cru que plus personne ne connaissait encore le chemin ! Viens voyageur ! Je t'attendais. Ici tu trouveras ce que tu cherches. Demande et je te répondrais !


Rat ouvrit les yeux. Il était assis dans un confortable fauteuil club en cuir patiné par le temps. En face de lui, dans un fauteuil identique, un être emmailloté dans de nombreux plis d'une toge fatiguée de couleur taupe, échappait à son regard. Une capuche tombait devant ses yeux, masquant au démon les traits de son interlocuteur. L'ombre de Rat s'était ratatinée tout contre lui chassée par le feu crépitant dans l'âtre de cette bibliothèque, lui murmurant quelque chose du style : « ah ben bravo t'as tout gagné là ! ». Car Rat était dans une énorme bibliothèque de plusieurs niveaux. Des étagères par milliers, remplies de milliers et de milliers d'ouvrages promettaient à qui voulait bien tant et encore plus afin d'assouvir la soif de savoir de tous.
Un regard panoramique, puis vers le haut. On ne voyait pas de limites à ce lieu.

Arrachant Rat à sa contemplation, l'entité face à lui se pencha et demanda :


-Vous prendrez bien un petit verre ?...

A suivre...